"Fractures numériques en France et en Europe" interview de Pierre Montagnier Qu’entend-on aujourd’hui par e-inclusion ?

, par  Michel Briand , popularité : 3%

Une interview de Pierre Montagnier [1] intervenant à la session "Quentend-t-on par e-inclusion

voire aussi du même auteur la présentation (en français) du rapport prélmiminaire « Digital Divide : from computer access to online activities - a micro data analysis »

a-brest Ou en est-on aujourd’hui du bilan des "fractures numériques" en Europe, y-a-t-il des particularités en France ?

Tout d’abord, comme l’indique votre question, il n’y a pas une, mais des fractures numériques. On peut distinguer deux niveaux : d’une part l’accès. Accède-t-on, ou pas, à la société de l’Information, et en particulier à l’Internet ? Et d’autre part, une fois que l’on accède à Internet, qu’en fait-on ? Pour l’utilisation, il existe également des spécificités notables selon les caractéristiques socio-économiques des utilisateurs, et cela pourrait constituer potentiellement un autre fossé (de second niveau).

L’étude internationale à partir de micro-données menée conjointement avec Eurostat (la France n’est malheureusement pas incluse à ce stade, même si on dispose de données de cadrage) confirme par exemple que l’accès aux TIC est fortement lié, toutes choses égales par ailleurs, à un revenu élevé et à la présence d’enfants dans le ménage ou au fait d’être en habitat urbain. Le fait de ne jamais avoir utilisé Internet est lié à l’inactivité économique et au fait d’être âgé. L’éducation est le déterminant le plus important de l’intensité d’utilisation d’Internet. Et plus on est jeune et plus on a un niveau de formation élevé, plus grande sera la diversité d’usage d’Internet.

Peut-on faire un bilan ? Les choses continuent d’évoluer rapidement. La décennie écoulée à vu une diffusion extraordinaire des outils TIC (technologies de l’information et communication) au sein des ménages en Europe. La France, en 2009, se situe dans la moyenne européenne, avec grosso-modo plus de 6 des ménages sur 10 ayant accès à l’Internet de leur domicile : il en reste donc 4 sur 10 qui n’y ont toujours pas accès de chez eux. Par comparaison, aux États-Unis par exemple, trois ménages sur 10 sont dans ce cas. En France, quasiment tous les ménages ayant accès à l’Internet de chez eux l’ont en haut débit. Ce qui ne veut pas dire que le haut débit est accessible partout. Les inégalités d’accès ont baissé très significativement en France, mais restent cependant plus fortes pour internet que pour le pc, et pour le pc que pour le téléphone mobile.

Aujourd’hui émerge également une approche par l’e-inclusion, est-ce que cela change les méthodes d’observation et de mesure par rapport à l’approche "digital divide"

Le glissement sémantique de « digital divide » à « e-inclusion » traduit l’expression d’une volonté d’action politique face au risque de laisser au bord du chemin une partie de la société et de l’économie, dans une société devenue « de l’information » qui est un univers en expansion rapide. En soit, cela veut dire aussi que la société de l’information est devenue tellement prégnante que ne pas en faire partie est désormais perçu comme potentiellement handicapant. L’Internet est-il un outil qui inclut ou au contraire amplifie-t-il les inégalités économiques et sociales existantes ? Sans doute ces deux effets contradictoires cohabitent-ils mais la complexité des interactions ne facilite pas leur mesure, et qui plus est dans la durée. Les méthodes d’observations et les statistiques que l’on en retire peuvent être un peu « en retard » par rapport aux nouvelles technologies et à leur appropriation, qui est par nature elle aussi nouvelle. On parvient néanmoins à mesurer solidement certaines tendances récentes, au-delà de l’accès, des usages des TIC et leur appropriation, selon les caractéristiques socio-économiques des utilisateurs. Au-delà des variables « classiques », des dimensions plus immatérielles et moins facilement mesurables pourraient aussi avoir un rôle explicatif important, comme le capital social ou la culture, par exemple.

Au delà des discours y-a-t-il des politiques publiques concrètes et avec quels moyens mises en œuvre par certains pays européens ?

Je ne suis pas un spécialiste du suivi des politiques publiques dans ce domaine. Ceci dit, la promotion concrète de l’e-inclusion passe par de nombreux canaux de l’action publique, reflétant sans doute le fait que l’e-inclusion touche précisément à de nombreux domaines de la société et de l’économie. Je citerai deux exemples récents, parmi d’autres : tout d’abord l’accès, avec les infrastructures et le développement du haut débit. Des montants importants d’investissements publics y sont consacrés par exemple en Italie ou au Portugal. Ensuite, la formation (compétences) et la sensibilisation sont aussi un des vecteurs majeurs : les Pays-Bas, où la diffusion d’Internet au sein des ménages est pourtant l’une des plus avancées en Europe, ont lancé en 2009 un programme de « sensibilisation et compétence numérique », avec pour but en particulier de réduire le nombre d’« illettrés numériques » et promouvoir un Internet plus sûr.

Y-a-il des exemples d’axes d’interventions qui te sembleraient réutilisables en France ?

L’approche des « best practices » inspire depuis longtemps les travaux de l’OCDE. D’innombrables exemples issus d’autres pays pourraient certainement être cités. Une des clés est à chercher, me semble-t-il, du côté de la formation et de l’éducation. Une expérience originale dans le domaine de la science a été initiée en France puis essaimé dans d’autres pays : développer le goût des sciences et le questionnement scientifique dès le plus jeune âge. C’est ce que fait depuis plusieurs années l’Association « La Main à la pâte », dont on doit la genèse à Georges Charpak, Pierre Léna et Yves Quéré. Ce type de démarche, en étant adapté, peut servir de façon similaire pour développer l’intérêt et le goût pour l’utilisation des outils TIC en symbiose avec les différents apprentissages, tout en gardant bien le distinguo entre l’outil et les matières enseignées.

L’adresse originale de cet article est https://www.a-brest.net/article6277.html

[1Pierre Montagnier est en poste à l’OCDE depuis 1992 et travaille actuellement comme statisticien dans l’Unité TIC (Technologies de l’Information et de la Communication) de la Division des Analyses Économiques et Statistiques. Il contribue au travail analytique et statistique sur l’économie de l’information et les indicateurs de la société de l’information, tant du côté de l’offre (secteur producteur des TIC) que de celui de la demande (diffusion des TIC au sein des entreprises et des ménages). Sur ce second aspect, il a en particulier travaillé sur la diffusion et l’utilisation du haut débit chez les ménages, la consommation de biens et services TIC, et la fracture numérique.