Le numérique public : cache-sexe du déni des droits ou levier de solidarité ?
Au registre des bonnes nouvelles, plusieurs initiatives qui cherchent à encourager les usages du numérique par le plus grand nombre voient le jour ces dernières semaines. L’AFNIC, l’association française qui gère les noms de domaine en .fr, forte des revenus générés par leur commercialisation, a créé fin 2015 « La Fondation Afnic pour la Solidarité Numérique »--- et son premier appel à projets vient d’être publié. Emmaüs Connect, qui depuis 2013 œuvre à l’inclusion numérique des plus fragiles, lance avec l’association « WeTechCare » et le soutien de Google, une nouvelle initiative particulièrement ambitieuse : « former 1 million de personnes au numérique en 5 ans ». De son côté, la Fondation Orange [1] met fortement l’accent depuis quelques années sur l’éducation au numérique, mobilisant ses salariés retraités ou encore actifs pour accompagner la montée en compétences des oubliés du numérique, en France comme à l’international.
Un besoin permanent de médiations numériques
Toutes ces initiatives de médiations numériques, et il en existe certainement d’autres qui nous échappent, ne peuvent que réjouir ceux qui appellent à ce que le numérique ne soit pas un facteur d’exclusion sociale supplémentaire [2] et plaident pour que la montée en compétences nécessaire à la maîtrise du numérique ne soit pas considérée comme une question du 20ème siècle, au prétexte que les taux d’équipements et de connexion dépassent les 80%, mais soutiennent qu’elle est d’une actualité durable.
En 2013, alors que nous étions tous les deux membres du Conseil national du numérique, nous avions contribué au rapport « Citoyens d’une société numérique, accès, littératie, médiations pouvoir d’agir, pour une nouvelle politique d’inclusion numérique ». Avec d’autres, nous y soulignions à l’époque que l’innovation technologique ne cesse de se poursuivre, appelant en permanence une montée en compétence de chacun des utilisateurs, avec à chaque fois le risque qu’une partie de la population et pas n’importe laquelle – celle dont le capital cognitif, social et économique est moindre – reste à l’écart de ces apprentissages. Avec le développement entre autres des services dématérialisés, des formations en ligne, des usages professionnels des outils collaboratifs, de la télémédecine…, cette affirmation demeure plus que jamais d’actualité. Aussi la multiplication des initiatives telles que celles que nous venons de citer ne peut qu’aller dans le bon sens.
Des politiques publiques illisibles, voire contre-productives
Mais nous sommes également frappés par la concomitance de cette montée en initiatives financées sur fonds privés et les contradictions qui traversent simultanément les politiques du secteur public en la matière. Qu’il s’agisse d’associations obligées de se tourner vers des financements privés ou initiatives portées par des fondations d’entreprise, dans les deux cas, c’est le signe d’un désengagement des services publics et d’une absence de politique publique globale sur le sujet.
Côté gouvernement, le projet de loi numérique, qui est actuellement soumis à l’examen du Sénat après une adoption en première lecture à l’Assemblée nationale, invite explicitement dans son article 35 les acteurs territoriaux à établir une stratégie de développement des usages et des services numériques incluant une offre de services en matière de médiation numérique. Bien que non contraignant, ce texte est un marqueur fort : c’est la première fois qu’il est clairement indiqué que les stratégies territoriales en matière de numérique doivent dépasser la question des infrastructures.
Le paradoxe, c’est que ce texte parait au moment où des collectivités territoriales se désengagent du soutien aux 5 000 EPN - espaces publics numériques – et autres lieux de médiations numériques qui depuis près de 20 ans portent avec persévérance les actions d’accompagnement sur tout le territoire. Ils ne cessent de réinventer leurs pratiques, de s’adapter à de nouveaux publics dont les besoins évoluent au fur et à mesure que les outils et les pratiques sociales se transforment, avec une dimension sociale qui se renforce lorsque le passage par le numérique est devenu incontournable comme pour la recherche d’emploi [3]. Ces lieux s’inventent au fur et à mesure du développement des technologies et des usages. Ce sont aussi maintenant des fablabs (laboratoires de fabrication numérique), des espaces de co-working, devenant des tiers lieux où se croisent des publics socialement et culturellement hétérogènes, de la personne à la recherche d’un emploi à l’artisan dessinant un prototype, en passant par la personne qui souffre d’illettrisme numérique. Pour autant, ils demeurent encore trop souvent le parent pauvre des politiques numériques, par comparaison avec les investissements publics massifs dans les infrastructures, quand ils ne voient pas purement et simplement leurs crédits coupés ou réduits drastiquement. Il y a quelques jours, AlyetteG nous alertait sur ce site même des réductions budgétaires que vont subir les EPN de Paris. Certes les EPN ne sont pas les seuls à subir les coupes sombres des budgets des collectivités territoriales, mais s’ils sont plus rapidement sacrifiés que d’autres lignes budgétaires, c’est qu’ils sont le plus souvent perçus par les élus comme un coût, alors que des personnes en capacité de se servir des outils numériques représente en réalité un gain pour la collectivité, comme le plaide Béatrice David en s’appuyant sur une étude britannique. Outre la dimension inclusive, les EPN et lieux de médiations sont aussi des espaces qui favorisent l’innovation sociale et la créativité. C’est par exemple le cas de toutes ces innovations de service dans les bibliothèques qui prennent en compte de nouvelles formes d’accès à la culture ou des ces tiers lieux espaces de travail qui accompagnent les entrepreneurs de l’économie sociale et solidaire, du logiciel libre ou du développement durable.
Quand le déni de droit se cache dans le numérique
Au-delà d’une certaine incompréhension des innovations sociales permises par ces lieux, et de leur fonction d’encapacitation, pour certaines administrations, le numérique est malheureusement utilisé comme un outil pour limiter l’accès aux droits. Un rapport de la CIMADE paru en mars dernier, intitulé très justement « A guichets fermés » décrit la manière dont, depuis 2012, la dématérialisation des procédures administratives pour la demande initiale ou de renouvellement de carte de séjour ne peut se faire que sur internet, privant de leurs droits des millions de personnes étrangères. « Faute d’accès à internet, de familiarité avec cet outil, de possession d’une adresse email et du matériel nécessaire pour imprimer la convocation », sans parler de l’obstacle de la langue, nombre d’étrangers sont incapables d’effectuer la démarche. Quant à la ligne téléphonique pour une prise de rendez-vous, le plus souvent elle ne fonctionne pas comme le démontre l’association qui a développé un logiciel qui appelle toutes les heures les préfectures pour prendre des rendez-vous, un téléphone qui le plus souvent ne décroche pas.
Finalement, on peut légitimement se demander si une partie des acteurs publics ne se satisfait pas d’une prise en main des médiations numériques par les fondations et associations financées par l’économie numérique. Un tel abandon serait doublement dommageable : d’abord parce que ces initiatives ne suffisent pas quantitativement à la tâche – il y a encore 20 % de la population qui ne connait pas les usages élémentaires – ; ensuite parce qu’il est indispensable qu’à côté de la formation aux usages élémentaires, les lieux de médiations deviennent aussi des lieux d’accès aux droits et de construction d’une citoyenneté numérique à part entière. Prenons ici trois exemples :
- Alors que de plus en plus de villes prétendent introduire des dispositifs consultatifs dans leur fonctionnement en s’appuyant sur le numérique, les lieux de médiation numérique peuvent devenir un formidable lieu d’interface entre le débat public en présentiel et la participation en ligne, favorisant ainsi des contributions qui ne soient pas l’apanage d’une classe à fort capital culturel.
- Lorsque les territoires ruraux souffrent de leur isolement, l’ouverture d’espaces de travail partagés tel ceux initiés par “mon autre bureau” au pays de Redon est un moyen de faire vivre un territoire.
- Lorsque de multiples initiatives locales contribuent à l’éclosion de formes d’échanges contributifs, de productions de communs, les médiations numériques sont un outil qui renforce le pouvoir d’agir et le travail en réseau à condition que des ateliers, des formations, des accompagnement soient possibles.
Il est urgent qu’au moment où beaucoup parlent de transition numérique, les médiations numériques soient prises en compte comme un enjeu du développement local. Au croisement des politiques d’inclusion, de l’innovation sociale et d’une société ouverte, les médiations numériques sont une richesse trop souvent méconnue des territoires et des services publics qui s’y impliquent. Comme d’autres politiques : les PTCE, les labels French Tech, les réseaux d’éducation populaire ou du développement durable, ces médiations ont besoins d’être mises en réseau et animées à l’échelle locale et régionale.
C’est en s’appuyant sur ces réseaux que nous pourrons faire vivre un service public qui inclut, une société plus solidaire, attentive à la créativité et à l’émergence des communs.
[1] NB : Valérie Peugeot est salariée du Groupe Orange
[2] Dès sa création en 1995, Vecam dans son appel fondateur s’inquiétait de « La bipolarisation croissante du monde, entre riches et pauvres, « inclus » et « exclus », risque d’en être accélérée, en raison des inégalités, non seulement d’accessibilité physique aux nouveaux réseaux, mais aussi de capacités individuelles et sociales, de maîtrise et de solvabilité de leur usage. » http://vecam.org/archives/article326.html
[3] Cf “Bilan des Points d’Accès Publics à Internet (PAPI) à Brest : une fréquentation élevée et un besoin de plus en plus social !, janvier 2014
Voir en ligne : http://www.a-brest.net/article19121.html