Former à la coopération pour une dynamique de territoire contributif

, par  Michel Briand , popularité : 20%

La mise en œuvre d’une politique publique du numérique sur Brest nous a appris l’importance d’une gouvernance contributive articulant faire avec, être en attention, donner à voir, outiller et mettre en commun. Dans une société où nous avons appris à cacher notre copie plutôt qu’à coopérer, l’acquisition de compétences pour animer un groupe, faire vivre un projet collaboratif n’est pas spontanée. Pour cela, nous avons mis en place deux sessions annuelles de formation-action aux pratiques collaboratives « Animacoop » se déroulant sur 14 semaines et qui ont concerné une centaine de personnes. Nous proposons ici un retour sur cette politique publique de formation à la coopération, en expliquant l’apport de cet outillage méthodologique pour l’émergence de projets et une dynamique contributive du territoire.

Une communication à la Biennale 2015 du Cnam « Coopérer ? »(30 juin 3 juillet 2015 Paris

Mots clés  : gouvernance, contributif, territoire, formation, pratiques collaboratives, coopératio, politique publique

Les démarches participatives (conseil de quartier, agenda 21...), ont enrichi ces dernières années la démocratie représentative. Nous décrivons ici une évolution complémentaire, celle vers une gouvernance contributive qui fait écho à une société plus horizontale où nos usages des outils numériques facilitent les échanges, le travail en réseau et la capacité de chacun d’être acteur. La gouvernance contributive qualifie les principes développés dans la politique publique du numérique à Brest. Dans cette démarche de co-construction, l’expérience de la coopération est apparue comme un élément structurant, explicité ici à travers deux projets collaboratifs. La compréhension de l’efficience de la coopération a été le déclencheur d’une démarche de formation-action pour outiller les porteurs de projets collaboratifs et développer une culture de la coopération dont nous présentons quelques résultats. Dans cette histoire locale, la coopération est fortement corrélée au partage et à l’élargissement de ce qui peut-être considéré comme des communs avec, en filigrane, la prise en compte de l’innovation sociale, abondante mais encore peu reconnue et valorisée. En conclusion nous aborderons la question de la diffusion d’une culture de coopération et partage qui au-delà de cette expérience concrète devient aujourd’hui un enjeu des politiques nationales (éducation, transformation de l’action publique, innovation ouverte …).

Pourquoi une politique publique du numérique, quel cadre d’action ?

Je commencerai par une présentation de la démarche qui sous-tend la mise en place des dynamiques de coopérations qui se développent aujourd’hui. C’est tout un processus qui a contribué au fil des années à donner confiance aux acteurs, encourager la prise d’initiatives et à faciliter le croisement des personnes. Il s’appuie sur le maillage des lieux sociaux des quartiers développé par ce triptyque du faire avec, être en attention, donner à voir décrits ici.

Dès l’arrivée des micro-ordinateurs et de l’internet à la fin des années 90, nous avons perçu le début d’une transformation qui allait bientôt toucher un grand nombre de nos activités culturelles, professionnelles et sociales. Sensibilisé à ces questions par mon implication professionnelle à Telecom Bretagne, école d’ingénieurs autour des « TIC » (technologies de l’information et de la communication), j’ai souhaité, lorsque j’ai été élu à la ville de Brest en 1995, en charge de la citoyenneté et de la démocratie locale, prendre en compte cette dimension des usages des outils numériques dans la cité.

Dans une équipe municipale peu sensibilisée à ces questions, comme la plupart à l’époque, il fallait avancer pas à pas, autour de projets concrets et de manière frugale (en matière de budget et de personnes affectées). C’est le sens du réseau des points d’accès publics à internet (PAPI), réseau s’appuyant sur les dizaines de lieux sociaux existants pour y apporter un accès public en proximité, première étape de la médiation numérique.

J’y ai appris l’importance du faire avec pour que petit à petit, tous les centres sociaux, équipements de quartier et patronages laïques, bibliothèques, mairies de quartier deviennent un point PAPI. Une collectivité est plus habituée à développer une politique de haut en bas, là cette adhésion généralisée a pris 12 ans, au rythme des compréhensions et envies de chacun-e. Aujourd’hui la ville est riche d’un réseau de 108 lieux, dont le caractère social se renforce au fil des années comme l’a montré la dernière enquête du laboratoire des usages Marsouin [1].

Les usages ont évolué, il s’agit moins de découvrir l’internet que de permettre d’utiliser les services indispensables pour la recherche d’emploi, l’accès à l’information, l’accompagnement des enfants. Ce faire avec où chacun, association, équipement de quartier, s’implique à son rythme et à sa façon dans le réseau est fondateur de la politique publique du numérique à Brest.

On le retrouve aujourd’hui dans le dispositif « Internet pour tous à 1€ par mois » déployé dans 6 quartiers brestois en 6 ans. Soumis au vote des habitants puisqu’il s’agit d’un abonnement collectif au sein de l’office HLM, il ne peut être mis en place que lorsqu’il y a une structure de quartier pivot de l’accompagnement pour installer internet sur un ordinateur au domicile, proposer des ordinateurs recyclés, organiser des ateliers, délivrer des « visas internet » et lorsqu’il y a la participation d’une association de locataires en soutien des habitants dans le choix de leur abonnement.

Avec ce réseau des PAPI il a été possible d’accompagner les projets en proximité dans une logique d’attention à. Conscient que l’essentiel de la valeur d’un projet est dans l’énergie des personnes qui s’y impliquent et que la subvention de la ville est ce qui rend possible le démarrage, la logique adoptée a été de retenir tous les projets (49 sur 50 en 2013), autorisant ainsi le droit à l’erreur et encourageant les nouvelles initiatives. Cette démarche donne confiance aux personnes et associations qui franchissent le pas de proposer un projet. Au fil des années, ce sont près de 500 projets portés par plus de 150 acteurs différents qui ont été soutenus par cette dynamique en attention aux initiatives et envies de faire. L’évaluation, réalisée en 2007, par le laboratoire des usages Marsouin nous a appris que soutenir tous les projets était efficace (90 % des projets aboutissent) et surtout que pour les participants, la mise en réseau, la rencontre d’autres projets, d’autres acteurs était tout aussi importante que le financement initial.

Pour que les projets se croisent, que l’envie de faire se diffuse, il fallait donner à voir. Le choix d’un système de publication ouvert où chacun est invité a mettre en ligne ce qu’il fait a été structurant dans cette mise en réseau. Au fil des années le magazine a-brest.net (puis d’autres magazines contributifs autour de la participation des habitants, de l’économie sociale et solidaire – il y en a aujourd’hui une dizaine) a joué ce rôle de média d’expression des acteurs de l’appropriation sociale du numérique.

Aujourd’hui plus de 15 000 articles ont été publiés et le magazine, visité chaque jour par 1500 personnes diffuse une vingtaine d’articles par semaine dans une lettre hebdomadaire envoyée à 1 500 abonnés. Mais comme pour les PAPI le chemin a été long. Nous ne sommes pas habitués à donner à voir nos initiatives. Des dizaines d’ateliers, un par semaine à une époque, ont permis de construire une culture locale de l’écrit public. Le frein n’est pas technique, la présentation de l’outil (le logiciel libre SPIP) représente moins du quart des ateliers, il s’agit d’avoir confiance en soi pour publier, d’apprendre à formuler un titre, à écrire une brève, à réaliser une interview croisée. Et aujourd’hui, deux de ces magazines se dotent de comités de rédaction contributifs associant chacun une quinzaine d’acteurs tant associatifs, qu’élus ou personnes des services de la collectivité qui se relaient dans la modération des articles.

Pour conclure cette première partie, je voudrais insister sur le temps long d’une politique publique qui cherche à impliquer et sur son efficience lorsque tous les acteurs des structures de quartier y participent, que la moitié des projets soutenus concernent des publics éloignés et qu’elle implique un budget bien plus modeste que la création de nouvelles structures.

La découverte de la coopération ouverte dans une politique publique

C’est sur la base de ce terreau local de points d’accès publics à internet en proximité des habitants (un à moins de 400 m de chez soi), de la multiplicité d’initiatives d’appropriation sociale des outils et de co-publication ouverte qu’est né le premier projet coopératif : réaliser un CD pour mettre à disposition du plus grand nombre les outils de bureau de base en logiciel libre. Aucun d’entre nous, élu, service, association, acteur du logiciel libre n’avait les compétences pour créer cet outil. C’est en coopérant à une trentaine de personnes en reliant des compétences en développement logiciel (installateur), graphisme, maquettage, pédagogie (tutoriels), ingénierie de projet (sélection et présentation des logiciels, mise en œuvre) que nous avons produit en 3 mois un installateur fiable, facile d’usage, documenté. Un projet qui a été vite réapproprié par les acteurs du territoire : en prêt dans les bibliothèques, diffusé à tous les lycéens de la cité scolaire Kérichen, mis à disposition dans tous les PAPI, proposé au personnel de la collectivité.

Cette co-production a aussi été l’occasion de nous poser la questions du partage. La licence initiale qui autorisait une réutilisation non commerciale (Creative Commons by sa nc) s’est révélée bloquante pour de petites associations souhaitant revendre le CD à 1 € pour améliorer leur fonctionnement. Et nous avons fait le choix d’une licence libre (CC by sa) qui est depuis la marque de fabrique des co-productions collaboratives du territoire.

Le caractère coopératif et ouvert du CD a facilité une large diffusion : « Bureau-libre-free-eos » a été réédité pendant 5 ans, distribué à tous les étudiants de première année des 4 universités de Bretagne et finalement diffusé à plus de 300 000 exemplaires à Brest en Bretagne et sur différents territoires. Cette co-production à été pour nous comme le dit Laurent Marsault, animateur d’Outils-Réseaux, une « expérience irréversible de coopération ». .

Cet apprentissage de l’efficience d’un mode de travail coopératif a été le déclencheur du second projet : Wiki-Brest : à l’image de Wikipédia nous avons voulu ouvrir un espace d’écriture collaborative mais dont le thème est le patrimoine et le vivre ensemble au pays de Brest.

« Histoires de lieux, de personnes, de travail, géographie, tranches de vie, chansons, articles encyclopédiques, Wiki-Brest c’est une écriture qui relie habitant-e-s, journaux de quartiers, associations, artistes, bibliothécaires, enseignants... et vous invite à écrire » (extrait de la bannière de Wiki-Brest)

Partis d’une page vide, des dizaines d’ateliers d’initiation ont permis de collecter des centaines d’articles avec le souci d’une écriture ouverte à tous : recettes de cuisine, petites anecdotes... Les portails thématiques, technique reprise de Wikipédia ont permis de proposer des espaces pour les équipements de quartier qui y racontent leur histoire, les journaux de quartier qui en font leur mémoire publique rendant visible des dizaines de numéros anciens. Cette écriture collaborative ne va pas de soi, l’écriture collaborative ouverte passe par une animation quotidienne, des collectes thématiques - les « wiki-journées », les « wiki-contoirs » - où les auteur-e-s présentent leurs écrits.

En février 2015, Wiki-Brest compte 4 133 articles, 13 220 fichiers multimédia, 1204 utilisateurs enregistrés, 18 administrateurs et 21 millions de pages vues avec des dizaines de portails thématiques créés au fil des collectes.

Le projet a servi de support à une large information sur les droits d’auteur et l’élargissement des libertés d’usage. Que peut-on mettre en ligne ? Sous quelle licence ? Tout cela est loin d’être évident. De cette sensibilisation sont nées les semaines « Brest en biens communs » organisées en octobre 2009 et 2011, un événement élargi à l’échelle francophone en 2013 en « Villes en biens communs » puis cette année 2015 en un « Temps des communs » associant des centaines de partenaires.

Avec Wiki-Brest nous avons aussi appris et diffusé l’usage des wikis comme outil collaboratif : pour chaque projet, chaque rencontre, nous ouvrons une page écrite en direct lors des réunions et construite de manière ouverte, qu’il s’agisse du « Forum des usages coopératifs », ou des études de l’économie sociale et solidaire. Un wiki recense aussi tous les textes publiés par le service, les bilans, évaluations, rapports d’activité, études et rencontres auxquelles la ville participe.

Le CD bureau libre et Wiki-Brest ont été les premiers maillons d’une pratique de la coopération qu’il restait à diffuser sur le territoire parmi les réseaux partenaires.

Les formations-actions Animacoop pour outiller les acteurs du territoire

Le travail en réseau, la coopération ne sont pas des habiletés apprises à l’école, ni transmises par la famille et encore rarement mises en œuvre dans l’activité associative ou professionnelle.

Si la ville de Brest propose de nombreux ateliers (de l’ordre d’un par semaine) autour de l’usage des outils qui favorisent le travail en réseau, cette maîtrise d’un outil ne dit rien des méthodologies à mettre en œuvre pour créer un groupe, le faire grandir, l’animer et impulser une dynamique de la coopération. Ces questions étaient bien abordées lors de rencontres comme le Forum des usages coopératifs qui rassemble tous les deux ans sur 3 jours, 3 à 400 acteurs des réseaux coopératifs en France. Mais si échanger avec d’autres suscite de l’envie de faire, de la motivation cela n’apporte pas l’aide méthodologique dont ont besoin les porteurs de projet.

L’opportunité d’une formation-action « Animacoop » [2] pour les animateurs d’espaces publics numériques, créée par l’association Outils -Réseaux dans le cadre d’un appel à projets « E-formation EPN » de la Délégation aux Usages de l’Internet en 2009 a été le support de la diffusion de cette culture de la coopération sur le pays de Brest. A raison de deux session par an, d’environ 15 personnes, plus d’une centaine de personnes ont appris des méthodologies d’animation de projet et comment développer les pratiques collaboratives. Animacoop est une formation-action hybride, sur une centaine d’heures, qui se déroule sur 14 semaines. L’investissement conséquent (6h par semaine) est pondéré par le fait qu’il s’appuie sur le projet professionnel, associatif ou personnel de la personne en formation. Chaque semaine, des objectifs de formation sont proposés qui donnent lieu à des échanges dans le groupe ou par petits groupes et sont l’occasion d’utiliser une palette d’outils collaboratifs pour lesquels des ateliers complémentaires sont proposés selon les besoins des participants. Trois regroupements, temps forts d’Animacoop concentrent l’apport méthodologique et donnent vie au groupe avec le plaisir de se rencontrer. Un travail collaboratif lors du second regroupement permet d’identifier 3 ou 4 thématiques qui sont l’objet d’une production collaborative conçue comme une nouvelle ressource de formation à la coopération durant la seconde moitié de la formation-action.

Ces sessions sont parfois menées conjointement avec Montpellier, siège de l’association Outils-Réseaux. Progressivement le public s’est diversifié : acteurs de l’économie sociale et solidaire, de Telecom Bretagne, services de la collectivité (5 participants par session en 2014), acteurs associatifs et d’autres territoires...

Ce que cela contribue à produire

Le croisement de ces formations-actions et d’un début de maturité des pratiques collaboratives au pays de Brest ont permis l’émergence de réseaux contributifs qui à leur tour deviennent des pivots de la diffusion de cette culture émergente du partage et de la coopération.

C’est par exemple le réseau des documentalistes et bibliothécaires « Doc@brest » créé en septembre 2013 qui regroupe aujourd’hui 170 documentalistes sur le pays de Brest. Ce réseau coopératif a la particularité d’être auto-organisé, sans structure formelle, sans budget et sans personnel détaché. Les personnes y participent parce qu’elles ont envie de coopérer face à un même métier profondément modifié par nos usages des outils numériques… La grande diversité de structures des personnes n’est pas un frein au travail coopératif mais en constitue une richesse : bibliothèque municipale ou universitaire, CCI, agence d’urbanisme. L’existence de ce réseau dont 3 des six animatrices ont suivi la formation Animacoop est à son tour source de diffusion des pratiques collaboratives. Il s’appuie sur la panoplie des outils collaboratifs : liste de diffusion, blog, groupe facebook, veille partagée... pour organiser ateliers, initiatives et échanges : visites croisées des lieux, ateliers de formation notamment autour des outils de veille, conférenciers invités, initiatives telles les copy parties, les biblio remix, les grainothèques [3]. Cette dynamique collaborative fait avancer ensemble les actrices du réseau : là où deux personnes allaient se former à Rennes ou Paris, de multiples ateliers locaux permettent se co-former des dizaines d’entre elles.

Les Fabriques du Ponantsont un second exemple de réseau coopératif qui a émergé ces deux dernières années. Ce projet est né d’une coopération entre les acteurs de la Maison du libre, d’un premier Fablab brestois, le « tyfab » et de l’association des petits débrouillards de Bretagne [4].

Ces structures baignent elles-mêmes dans une culture collaborative. La Maison du libre, issue d’un regroupement des acteurs brestois du libre est le pôle d’animation autour du logiciel libre au pays de Brest (aide à l’appropriation et l’installation de Linux, ferme de services, ateliers pour les jeunes autour des jeux). Les petits débrouillards animent un wiki, espace d’écriture collaboratif autour des sciences citoyennes : wikidébrouillard qui dépassé les 8 millions de pages vues et ont été à l’initiative des trois foires à la bidouille organisées en 2013 et 2014. Ces événements appelés « open bidouille camp » sont symboliques de cette coopération en marche qui croise acteurs de l’électronique libre, des copy parties des bibliothèques, des jardins partagés, des meubles aux plans librement réutilisables, des disco-soupes basées sur la récupération des fins de marché. Comme pour Doc@brest le réseau allie une pratique des outils collaboratifs qui facilite les initiatives et l’aspect convivial fortement présent lors des temps de rencontre conviviaux des foires à la bidouille.

Aujourd’hui les Fabriques du Ponant sont un lieu de 500m2 (bientôt 1000 m2) au sein du lycée professionnel Vauban qui héberge, avec le soutien de la région Bretagne et de Brest Métropole de nombreux ateliers et fonctionne comme un Tiers lieu ouvert du « Do It Yourself ». On y croise aussi bien des acteurs du libre, de l’éducation populaire, des bibliothèques, des entrepreneurs qui y développent leur activité ou des professeurs qui s’intéressent à cette sorte de « main à la pâte » autour des imprimantes 3D ou des circuits électroniques libres.

Une évolution de l’action publique vers une gouvernance contributive

Les formations Animacoop et l’émergence de ces réseaux marquent une étape dans l’animation de l’action publique locale. Les dispositifs présentés en première partie ont toujours leur raison d’être. Dans une société où les services en ligne deviennent un point de passage obligé, la médiation numérique de proximité a une vraie utilité sociale et chaque année de nouveaux PAPI s’ouvrent. Les projets soutenus ont évolué de la découverte du multimédia, vers des initiatives qui touchent des publics isolés (malades, handicaps..), les sites contributifs fonctionnent en réseau croisant les initiatives entre acteurs des solidarités, du numérique et du développement durable.
Mais à côté, des acteurs de la cité deviennent directement porteurs d’initiatives. C’est ici la cantine numérique, tiers lieux des entrepreneurs du web, un réseau de grainothèques dans des bibliothèques, ce sont les acteurs des cartes ouvertes autour de l’accessibilité, la création en décembre d’un réseau « prof@brest » autour de l’éducation créative et ouverte, puis en février d’un réseau des acteurs du graphisme et de l’image.

Cette évolution que j’ai nommée « Gouvernance contributive » [5] place davantage la collectivité en position d’animateur et de facilitateur d’un pouvoir d’agir des acteurs. C’est un changement de culture par rapport au fonctionnement classique où la collectivité prescrit et répond à des demandes directes d’associations. Cette ouverture de la collectivité vers la cité rend compte de l’évolution globale vers une société plus contributive où chacun d’entre nous peut être à la fois consommateur ou vendeur sur un site de vente en ligne ou de co-voiturage, être tour à tour lecteur, commentateur ou écrivain sur un blog ou un réseau social. Dans le temps d’avant le numérique, qui n’est pas si lointain, seuls les auteurs de livres, les journalistes, les politiques via des médias de masse, pouvaient être lus et entendus d’un point du territoire à l’autre. Aujourd’hui en quelques mois des centaines d’initiatives telles les territoires en transition, les Fablabs, les systèmes de dons ou de trocs émergent localement, donnent à voir leur projet, inspirent d’autres et échangent en réseau. Un réseau de professeurs comme Sesamath produit de manière collaborative des manuels scolaires qui représentent 20 % du marché des manuels de math en collège et ont un million d’élèves inscrits à leur plate forme numérique avec moins de 5 salariés auto-financés sur la vente des livres.

Nous voici dans un temps où l’action publique « classique » cohabite avec cette capacité à agir renforcée par l’usage des outils du numérique et les pratiques collaboratives des acteurs. Si l’on regarde autour de nous, l’innovation sociale, c’est à dire la capacité à imaginer de nouveaux services ou d’inventer de nouvelles façons de faire pour répondre à des besoins mal satisfaits est abondante. Pour expérimenter cette idée j’ai initié en 2014 avec l’association Collporterre et le soutien de la ville de Brest, « Bretagne Créative » réseau de l’innovation sociale ouverte en Bretagne. [6].

Sur les thèmes de l’économie sociale et solidaire, du multimédia et de la citoyenneté qui ont été mes délégations d’élu à Brest, plus d’une soixantaine d’innovations sociales ont été publiées. Si l’on élargissait la démarche à d’autres thématiques, des centaines d’innovations pourraient être données à voir sur le pays de Brest des milliers à l’échelle de la Bretagne. Mais cette mise en réseau avance doucement, au temps long de l’appropriation de ces dynamiques de coopération et de partage par les acteurs des collectivités et de leurs partenaires.

Coopération et communs un renforcement mutuel

Dans cette présentation, j’ai plusieurs fois relié coopération et communs, parce que dans l’histoire locale, l’un va avec l’autre : le « CD bureau libre free eos » est un commun et nous a appris l’efficience de la coopération ; Wiki-Brest est une école pour apprendre à co-produire et partager pour que ce qui est mis en ligne soit aussi réutilisable par d’autres.

« Les communs désignent l’activité des communautés qui s’organisent et se régulent pour protéger et faire fructifier des ressources matérielles ou immatérielles, en marge des régimes de propriété public ou privé. Zones urbaines transformées en jardins partagés par les habitants, savoirs versés dans l’encyclopédie Wikipédia par des millions d’internautes, cartographie OpenStreetMap nourrie par les utilisateurs, savoirs traditionnels, logiciels libres, science ouverte, publications en libre accès, pédibus scolaires, système d’irrigation agricole partagé, semences libres, contenus éducatifs ouverts, échanges de savoirs, justice participative... » [7]

Les réseaux présentés comme DOC@brest ou les Fabriques du Ponant se placent aussi dans cette double logique de la coopération et du partage. Doc@brest encourage la copie privée des œuvres numériques en prêt dans la bibliothèque. Les innovations sont publiées sous forme de recette libre de façon à pouvoir être plus facilement réadaptées ailleurs. C’est ainsi que le fonctionnement en réseau coopératif de DOC@brest a été documenté et repris pour donner naissance à DOC@rennes, que le biblioremix inventé par DOC@rennes, temps de design d’une bibliothèque co-construit avec les usagers a été rejoué pour l’étude « bibliothèque 2.0 » de Telecom Bretagne et pour le projet de médiathèque de la ville de Brest. Les Fablab s’inscrivent dans une dynamique d’objets libres initiés par le MIT où les machines sont standards et les codes des objets partagés de façon à ce qu’un objet inventé à Toulouse puisse aussi être fabriqué à Brest.

Les sites web (y compris celui officiel de la ville de Brest) sont placés sous une licence qui permet la réutilisation des contenus en citant la source et en conservant la licence (Creative Commons by sa). Ce choix du partage facilite le croisement : une initiative décrite sur un magazine pourra être diffusée aux lecteurs d’un autre magazine. La ville de Brest a d’ailleurs financé le développement de petits logiciels qui automatisent ces transferts sans avoir à effectuer des couper-coller fastidieux de liens ou d’images.

Des coopérations naissent aujourd’hui autour du projet « Brest ville Wikipédia » où les acteurs de la cité améliorent les articles, alimentent la photothèque « commons » enrichissent Wikipédia d’éléments des archives ou de description d’œuvres du Musée situées dans le domaine public.

Cette synergie a été particulièrement présente dans le domaine descartes ouvertes. La petite commune de Plouarzel (3 400 habitants) ne disposant pas de carte a entrepris en 2009 de réaliser des carto-parties associant autour de l’animateur de l’espace public numérique de la commune une trentaine d’habitants pour collecter points et tracés de rue sur l’espace collaboratif Open Street Map (OSM). Et à noël, le maire a pu distribuer à chaque habitant une carte précise de la commune faite localement [8]. A quelques kilomètres de là, une délibération de Brest Métropole Océane mettait en partage le fond de cartes du Système d’Information Géographique sur OSM.

Dans la pratique cette affirmation du partage dans un réseau coopératif n’est pas difficile, dès lors qu’il est expliqué. Plus de la moitié des producteurs de contenus (établissements scolaires, associations) du « Médiablog coopératif » ont fait le choix de contenus réutilisables par le biais des licences Creative Commons. Les enseignants de Telecom Bretagne qui ont mis leur cours sur le web ont accepté la proposition d’une licence Creative Commons sans réutilisation commerciale.

Cette culture des communs est en marche comme le montre le mouvement des données ouvertes qui est sur le point de devenir la règle courante en France, ou le vote par l’Allemagne et l’Italie de lois instituant, après un court délai de carence, un libre accès aux publications scientifiques majoritairement financées par l’argent public, publications aujourd’hui le plus souvent enfermées à clé par des éditeurs privés. Mais ce choix des communs n’est pas dans notre culture courante : très peu d’universités facilitent un accès à des cours réutilisables, la plupart des sites de collectivités ont la mention légale « toute réutilisation des contenus est interdite » pour des contenus pourtant produits par des agents publics dans le cadre de leurs fonctions.

Cette convergence du coopératif et du partage observée localement est à analyser plus globalement. Comment se renforcent-elles ? Quelles sont les situations ou l’un se développe sans l’autre ? Aujourd’hui les grands réseaux issus des usages coopératifs des outils numériques tels Wikipédia, Open Street Map, les logiciels libres, Telabotanica, Open Education, Khan Academy, données ouvertes se situent clairement dans cette double problématique du partage et de la coopération. Tous deux relèvent d’un changement de culture accéléré par nos usages du numérique cette conclusion portera sur l’élargissement d’une politique publique du partage et de la coopération.

Apprendre à coopérer un besoin global, une dynamique en construction

Apprendre à coopérer devrait s’apprendre à l’école comme le propose le rapport « Jules Ferry 3.0 » du Conseil National du Numérique publié en octobre 2014 :

« Chaque classe de primaire, chaque matière en secondaire, et de préférence plusieurs à la fois, peuvent introduire dans l’année un projet collaboratif en liaison avec l’âge des enfants, les outils disponibles, dans le cadre du programme existant. Il s’agit d’apprendre à coproduire (une histoire, un savoir, un jeu), et ce, dès le plus jeune âge, et les outils numériques constituent de formidables outils de cette coproduction, avec des supports comme les wikis, CMS, blogs, avec de la vidéo, du son… » (page 37).

Cette évolution de l’école sera longue parce qu’il faut que les enseignants deviennent eux mêmes familiers des pratiques collaboratives pour l’enseigner. Mais la voie semble ouverte vers une plus grande prise en compte du partage et de la coopération dans l’Education Nationale et l’enseignement supérieur. Les questions de coopération, de nouvelles compétences, d’école ouverte figurent explicitement dans les axes de la concertation nationale sur l’école et le numérique lancée cet hiver 2015 par le ministère, bien au-delà de la vision habituelle du numérique à l’école centrée sur les outils et les équipements.

La prochaine loi sur le numérique dont la discussion est prévue au printemps, dans la lignée de l’adhésion de la France à l’Open Government Partnership en avril 2014, devrait aussi conforter les avancées récentes en matière de données ouvertes, affirmer un soutien au développement des communs, prendre en compte l’innovation dans les services publics. Dans la concertation organisée par le conseil National du Numérique ces questions croisées de la coopération, de l’innovation ouverte et des communs sont mises en avant [9]
 :

« Le numérique facilite les nouveaux modes de production de contenus, en réseau et entre pairs. Des synergies fortes avec les valeurs de l’économie sociale et solidaire y sont apparues et ont permis l’émergence d’une sphère des biens communs (ou “communs”) de la connaissance : des communautés s’organisent et se régulent pour produire, gérer et enrichir des ressources (savoirs, contenus, logiciels libres, etc.). Elles définissent un nouvel espace de partage, qui se situe au delà de la propriété publique ou privée, notamment par la gestion commune des ressources. Internet lui-même est parfois considéré comme un bien commun et le Web se caractérise par des formes d’organisations horizontales et coopératives. »

A côté de cette évolution globale, comment faire pour développer localement une culture du partage et de la coopération ? Les briques de base du faire avec, être en attention, donner à voir contribuent à créer un climat de confiance et une transparence propice au développement des innovations. Elles portent en germe une évolution vers une autre forme de gouvernance qui comme les démarches participatives peuvent revivifier la démocratie représentative en prenant en compte l’évolution de la société vers une société contributive plus horizontale, plus ouverte aux initiatives et à une innovation ascendante et mise en communs. Notre expérience locale nous montre l’apport structurant de formations-actions à la coopération organisées sur le territoire pour encourager et accompagner les projets collaboratifs. Mais tout ceci se fait, aujourd’hui, sur le temps long (12 ans pour généraliser l’accès public en proximité, 5 ans pour outiller aux méthodologies de la coopération une centaine de personnes).
Pourtant les multiples crises que traverse notre société disent l’urgence d’une évolution prenant en compte une gouvernance plus contributive, plus en attention aux initiatives et qui encourage l’innovation sociale, le partage et la coopération. Voici une invitation à découvrir un chemin vers une gouvernance qui prenne en compte la reconquête de l’estime de soi et renforce le pouvoir d’agir ; à mettre en œuvre une politique publique qui reconnaisse, valorise et accompagne les pratiques collaboratives et le partage dans la cité. Nous avons pu en apprécier l’efficience et le plaisir de faire ensemble dans les champs liés au numérique, à la citoyenneté [10] et à l’économie sociale et solidaire, mais bien d’autres champs peuvent s’ouvrir à cette gouvernance contributive.

Les multiples rencontres autour de la coopération et des communs qui ont lieu depuis un an et dont le magazine « Pratiques Collaboratives » rend compte montrent que ce sujet émerge un peu partout. Documenter, confronter, faire le bilan du comment faire de mises en œuvre locales encore peu nombreuses ni très visibles est essentiel. Et face aux enjeux de société il nous reste aussi à inventer une dynamique qui crée une synergie entre orientations nationales et projets locaux.

Michel Briand, élu loval à Brest (1995-2014), membre du Conseil National du Numérique et directeur adjoint de la Formation à Telecom Bretagne


[1] Voir la présentation de l’étude « Bilan des Points d’Accès Publics à Internet (PAPIS) à Brest : une fréquentation élevée et un besoin de plus en plus social ! » publiée le 30 janvier 2014 : http://www.a-brest.net/article14804.html et l’article de présentation « Les PAPIS Brestois » : http://www.a-brest.net/article12161.html
Les texte et bilans dont il est fait mention dans la suite de l’article sont référencés dans le wiki : « Textes du service » http://wiki.a-brest.net/index.php/Texte_du_service.
Les projets collaboratifs auxquels participent la collectivité sont quant à eux présentés dans un portail de wikis : http://wiki.a-brest.net/index.php. Les liens ne sont pas systématiquement mis en note pour ne pas alourdir la lecture.

[2] Le site des formations Animacoop : http://animacoop.net/ de l’association Outils Réseaux : http://outils-reseaux.org et deux articles de présentation : Animacoop au pays de Brest vers un réseau d’acteur-ice-s partageant une culture commune de la coopération et des biens communs, le 10 janvier 2013 : http://www.a-brest.net/article12062.html et Formation-action Animacoop : quels bénéfices sur les pratiques professionnelles des animateurs de projets ? par Elzbieta Sanojca, Outils-Réseaux, juin 2012 : http://www.a-brest.net/article11041.html

[3] Voir pour plus d’information, le site du réseau https://docabrest.wordpress.com/ et l’article publié cet automne dans le n° 76 d’octobre 2014 de la revue de l’Association des Bibliothécaires de France « Communs et politique publique du numérique à Brest » page 42 à 45 en ligne ici : http://www.abf.asso.fr/fichiers/publications/bibliotheques/sommaires/bib-sommaire76.pdf

[4] Une rapide recherche donne accès aux sites des acteurs cités qu’il serait long de tous mentionner ici.

[5] Voir l’article : « Premier pas vers une gouvernance contributive (1) » : http://www.a-brest.net/article14658.html, publié le 31 décembre 2013 et une bibliographie sur le sujet : http://www.intercoop.info/index.php/Autour_des_pratiques_collaboratives

[6] Le site Brest Créative, élargi en Bretagne Créative a été ouvert le 30 mars 2014 au lendemain des élections municipales pour porter une dynamique de l’innovation sociale ouverte en Bretagne : http://www.bretagne-creative.net/ il prolonge un travail antérieur au sein du réseau Imagination for People animé par Jean Michel Cornu : http://imaginationforpeople.org/fr/group/bretagne/

[7] Extrait de la présentation du Temps des communs, manifestation organisée du 5 au 18 octobre par le réseau francophone des communs : http://tempsdescommuns.org/

[8] Cette démarche s’inscrit dans un autre projet coopératif « Cartes ouvertes » et dans une coopération entre les Systèmes d’Information Géographique des collectivités de Bretagne et des services décentralisés de l’état en région à travers « GéoBretagne » où depuis plusieurs années le fond de carte par défait est celui des cartes collaboratives d’OSM et non celles « officielles » de l’IGN.

[9] Extrait de la synthèse soumise au débat :http://contribuez.cnnumerique.fr/debat/biens-communs-du-num%C3%A9rique Voir aussi le portail du Secrétariat général de la modernisation de l’action publique pour « L’action publique se transforme » , le rapport de Philippe Lemoine "La nouvelle grammaire du succès, La transformation numérique de l’économie française " rendu le 7 novembre 2014 et le référentiel de l’innovation présenté le 26 janvier 2015 par la Banque Publique d’Investissement.Extrait de la synthèse soumise au débat :http://contribuez.cnnumerique.fr/debat/biens-communs-du-num%C3%A9rique Voir aussi le portail du Secrétariat général de la modernisation de l’action publique pour « L’action publique se transforme » , le rapport de Philippe Lemoine "La nouvelle grammaire du succès, La transformation numérique de l’économie française " rendu le 7 novembre 2014 et le référentiel de l’innovation présenté le 26 janvier 2015 par la Banque Publique d’Investissement.

[10] Merci à l’implication des personnes du service « Internet et expression multimédia » de la ville de Brest sans lequel tout ceci n’aurait pu être possible.

Voir en ligne : https://www.innovation-pedagogique....