La coopération ouverte, un concept en émergence (1)
La coopération ouverte sera le thème du 8 ème Forum des usages coopératifs du 3 au 6 juillet 2018 à Brest. Cette expression met l’accent sur une coopération faite de partage sincère [1] à la différence de coopérations qui ne permettent pas la réutilisation ou qui ne donnent pas à voir publiquement. En amont de la rencontre et des lectures qu’en donneront les intervenant.e.s et participant.e.s il nous a paru intéressant de regarder l’histoire récente de cette expression et d’en situer quelques définitions.
Coopération ouverte, d’où vient “le concept” ?
Il n’est pas étonnant de voir l’origine anglophone de nombreux termes qui désignent des pratiques liées au usages du numérique. C’est aussi le cas de La “coopération ouverte” qui apparaît pour spécifier une forme de coopération dans les environnement numériques et “ouvert”.
La plus ancienne source trouvée est un livre écrit par David A. Curry 1992 sur le système d’exploitation UNIX . En décrivant les origines de ce système d’exploitation, l’auteur souligne l’intention des développeurs de concevoir leur travail de manière à pouvoir être utilisé par d’autres programmeurs. Ainsi il évoque l’environnement de la coopération ouverte dans lequel les programmateurs travaillent d’une certaine manière, c’est à dire qu’ils collaborent généralement les uns avec les autres sur les projets, en partageant leurs fichiers sans avoir sauter par-dessus les obstacles de sécurité. (Curry, 1992).
D’emblée, la “coopération ouverte” est associée au modèle du logiciel libre et de l’environnement de travail conçu de manière à être accessible et réutilisable par d’autres « pairs ».
Le sens nouveau et spécifique de cette expression se concentre sur le terme “open” et relève de ce que Leuf & Cunningham (2001) appellent “ ethos d’ouverture et de méritocratie”. On retrouve par exemple cette idée chez Lessig (2001) dans un livre fondateur “The future of ideas”. Pour cet auteur, les plateformes ouvertes favorisent des interactions entre personnes, facteur de créativité et l’innovation.
Les pratiques coopératives que ces plateformes facilitent peuvent donner lieu à ce que Von Hippel appellerait l’innovation “horizontale”, “ascendante” ou encore “par l’usage” (Von Hippel, 2005 cité par Cardon, 2006). Le background d’une telle vision d’ouverture, se trouve dans l’idée de production entre pairs introduite par Benkler (2006) lui même inspiré des travaux d’Ostrom, notamment sur les communautés auto-organisées (2000). Dans cette compréhension la “coopération ouverte” est reliée aux espaces numériques de partage d’informations et d’idées.
Selon notre exploration, le terme est utilisé pour la première fois en France en 2006 par Dominique Cardon, pour décrire les “racines du modèle de l’innovation ascendante”, avec trois caractéristiques issues du travail d’Eric Van Hippel :
– la nécessité de trouver par soi-même et avec ses propres moyens des solutions adaptées à ses besoins
– une proximité avec les usages qui fait confiance à la sagacité des utilisateurs pour faire émerger des fonctionnalités qui répondent directement à leurs besoins et pour assurer la circulation de l’innovation dans leurs cercles de pairs
– et la coopération ouverte décrite comme une une loi d’efficience justifiée par le fait que “l’innovation est un processus d’apprentissage par l’usage, si bien que chercher à la protéger et à contrôler ses utilisations affaiblit sa qualité et ses chances d’attirer à elle l’attention des industriels” (Cardon, 2006, p.18).
Le sens plus explicite de la coopération ouverte en tant qu’une “espace de participation massive” est formulé en 2008 par Christophe Aguiton et Dominique Cardon dans l’article sur le Web participatif. Les auteurs y réaffirment le lien entre la coopération ouverte et le modèle coopératif d’innovation. Selon eux, ce modèle “a besoin d’espaces de coopération ouverte pour pouvoir se développer” (Aguiton, Cardon, 2008, p. 81). Ici, le lien entre la coopération ouverte et l’innovation ascendante dépasse largement le champ d’origine de production des logiciels libre ou des espace du type Living Labs décrites par Niitamo et al., (2006).
Cette approche élargie de la coopération ouverte est également formulée par Androutsellis-Theotokis et ses collègues, en 2010 qui écrivaient : "La science, la recherche et l’ingénierie sont des domaines où une collaboration étendue sur des projets et des tâches complexes et de grande envergure est inhérente et nécessaire. Le modèle d’innovation open source peut également être appliqué dans ces domaines, dans des domaines allant au-delà du développement de logiciels, tels que les sciences sociales, les sciences de la vie et la biomédecine" (Androutsellis-Theotokis et al. p. 109) [2].
En 2012, Joël Candau introduit une approche plus anthropologique de la coopération ouverte opposant : un altruisme « de clocher » (parochial altruism), borné au groupe d’appartenance (famille, « communauté », « ethnie », mafia, nation, etc.) et un altruisme qui déborde les limites de ce groupe. Il appelle la première forme « coopération fermée » et la seconde « coopération ouverte » (Candau, 2012).
C’est à partir de ces années 2012 et 2013 que le terme va entrer dans le champ des acteurs de la coopération.
Coopération ouverte, innovation sociale et pratiques collaboratives
Le croisement entre innovation et coopération ouverte s’élargit au champ émergeant de l’innovation sociale, comme le décrit en 2012 Michel Briand dans la conférence "Territoires en réseaux : d’internet aux innovations sociales ouvertes" :
La coopération ouverte est un profond changement de culture dans une société où le travail est organisé de manière cloisonnée et hiérarchique. Apprendre à donner à voir, copier, réutiliser, partager demande du temps parce que ce n’est pas dans nos habitudes. Aujourd’hui l’innovation ouverte progresse dans les entreprises où elle stimule la créativité, dans les services où elle favorise l’implication des personnes, dans le tiers secteur où elle est facteur d’innovation sociale.
(Briand, 2012).
Cet élargissement s’étend aussi aux pratiques collaboratives outillées par le numérique de cet acteur comme le cite Lilian Ricaud : "Élu municipal à Brest, en charge d’internet et du multimédia, vice président de Brest Métropole Océane en charge de l’Économie sociale et solidaire et de l’aménagement numérique du territoire et membre du Conseil National du Numérique, Michel Briand milite depuis de nombreuse années pour promouvoir la mise en œuvre de pratiques collaboratives ouvertes comme facteur d’innovation, d’implication des personnes, de lien social et d’efficience." (Ricaud 2013 c).
Dans un autre article, "La coopération ouverte : principes et tentative de définition" Lilian Ricaud parle d’un changement de paradigme : “avoir par défaut une attitude d’ouverture largement acceptée dans le groupe et une bienveillance envers le partage et la réutilisation. C’est ce que j’appelle le paradigme de coopération ouverte” (Ricaud 2013 a).
et en propose une définition :
La coopération ouverte est une méthode de travail collaboratif basée sur des principes d’autorisation a priori et de controle a posteriori.
(Ricaud 2013 a).
Il le relie à l’ouvrage de Jean Michel Cornu "La coopération, nouvelles approches " : "Il s’agit ni plus ni moins de cette « nouvelle approche » de la coopération dont parle Jean-Michel Cornu dans son livre, mais il me semble que cette définition simple et très synthétique permet d’expliquer plus facilement aux personnes non sensibilisées le processus à l’oeuvre dans les communautés en ligne et la différence fondamentale avec le travail collaboratif traditionnel." (Cornu, 2001, cité par Ricaud, 2013 a).
Ce croisement entre coopération ouverte et innovation sociale se retrouve aussi dans la collecte d’innovations sociales ouvertes initiées par le projet "Imagination for People" porté par Jean Michel Cornu et décliné à Brest par Michel Briand (2013). Ici le champ concerne "des domaines très variés comme l’éducation populaire, l’économie sociale et solidaire, l’innovation pédagogique, les solidarités, le développement durable, les cultures numériques" réunissant coopération ouverte, communs, solidarité, et développement durable.
De nouveaux outils émergent tels :
– "les nouveaux événements co-créatifs, un outil pour la coopération ouverte" (Ricaud, 2013).
– les formats de réunions CoOL “Coopération Ouverte en Ligne" expérimentés dans le réseau "Anim-fr" des animateurs de projets coopératifs (Bernier, 2013).
Le changement de paradigme mentionné plus haut, est souligné en 2015 pour l’effet que la coopération ouverte produit : elle “engendre un saut conceptuel d’une attitude "simple" de Do-It-Yoursel, à un "Be-In-It-Together" (Morinin, 2015, p. 12).
Parallèlement se développe l’usage du terme “collaboration ouverte”. On peut s’appuyer sur la définition de la “collaboration ouverte” proposée par Forte et Lampe (2013). Selon ces auteurs, “collaboration ouverte” est "un environnement en ligne qui a) permet la production collective d’un artefact (b) à travers une plate-forme de technologique médiatisée (c) qui présente de faibles barrières à l’entrée et à la sortie (d) favorise l’émergence de structures sociales persistantes mais flexibles" (Forte & Lampe, 2013p. 536). [3]
On retrouve ici l’usage interchangeable des termes, coopération et collaboration décrit par Elzbieta Sanojca :
Face à la diversité de ce champ sémantique, l’option de la simplicité s’impose.
La « collaboration » est définie dans le sens large de « travailler ensemble en partageant un but commun », une définition proche de celle de la coopération (Mead, 1937/2002). En s’appuyant sur la distinction établie par Henri et Lundgren-Cayrol (2001), l’adjectif « collaboratif » est choisi pour l’associer à la compétence. Selon ces auteurs, la « collaboration » offre des rapports plus égalitaires et plus démocratiques que la « coopération » qui, elle, se caractérise par le partage des tâches. La collaboration procure davantage de pouvoir aux acteurs dans un climat d’ouverture et de responsabilités partagées (Henri & Lundgren-Cayrol, 2001).
Plus récemment, le terme de coopération ouverte s’allie à la question émergente des communs comme le cite Michel Briand aux rencontres Moustic 2015 en parlant de "la diversité et la richesse des réseaux qui adoptent des pratiques de coopération ouverte avec un souci de contribuer à des communs.” (Briand, 2015 a)
Logiciel libre, espaces partagés (fablab, tiers lieux), innovation sociale, coopération ouverte, communs, mais aussi la question des transitions sont au coeur de ce 8éme Forum des usages coopératifs :
Au temps des données ouvertes, des fablab, des cours ouverts, du code désormais ouvert des services de l’état, ce Forum est l’occasion d’échanger autour de ces coopérations ouvertes qui émergent entre les 400 participants attendus d’horizons variés. Quelles nouvelles pratiques dans l’éducation, la culture, les entreprises, les territoires, l’e-inclusion et l’innovation sociale ? Comment développer et valoriser cette coopération du partage sincère qui augmente nos pouvoirs d’agir et participe aux communs ?
Nous reviendrons sur les compréhensions actuelles de la coopération ouverte dans un prochain article.
Merci de vos retours et commentaires.
Bibliographie
Androutsellis–Theotokis, S., Spinellis, D.., Kechagia,M.& Gousios,G. ( 2010). Open source software : A survey from 10,000 feet. Foundations and Trends in Technology, Information and OM 4 (3–4), 187–347.
Aguiton, C. & Cardon, D. (2008). Web participatif et innovation collective. Hermès 50 (1), 75-82.
Benkler, Y. (2006). The Wealth of Networks. How Social Production Transforms Markets and Freedom. New Haven CT : Yale University Press.
Bernier, M. (2013). 4 nouveaux formats de réunions en ligne sur Anim-fr : les réunions CoOL “Coopération Ouverte en Ligne", article en ligne, novembre 2013
Briand, M. (2012). "Territoires en réseaux : d’internet aux innovations sociales ouvertes’, intervention à la journée du département de Loire Atlantique, article en ligne, 9 Octobre 2012 (et enregistrement).
Briand, M (2013). Brest Creative : Une soixantaine d’innovations sociales ouvertes publiées, article en ligne, 16 février 2013.
Briand, M .(2015 a). "Tour de france des réseaux de la coopération et des communs", compte rendu d’un atelier des rencontres Moustic 2015, 1er avril 2015.
Briand, M. (2015 b). Former à la coopération pour une dynamique de territoire contributif, communication à la Biennale 2015 du Cnam « Coopérer ? », 30 juin 3 juillet 2015, Paris.
Candau, J. (2012). Pourquoi coopérer,. Terrain anthropologie &sciences humaines, 58, 4-25.
Cardon. D. (2006). [La trajectoire des innovations ascendantes : inventivité, coproduction et collectifs sur Interne-t>https://edutice.archives-ouvertes.fr/edutice-00134904], Actes du colloque Innovations, usages, réseaux, Nov 2006, Montpellier, France. ATILF-CNRS.
Cornu, J.-M. (2001). La coopération, nouvelles approches. Livre en ligne-.
Forte, A., & Lampe, C. (2013). Defining, understanding, and supporting open collaboration lessons from the literature. American Behavioral Scientist, 57 (5), 535–547.
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Ricaud, L. (2013b). Les nouveaux évenements co-créatifs, un outil pour la coopération ouverte sur son blog “Travail en Réseau et Coopération Ouverte”, article en ligne, 26 mars 2013.
Ricaud, L. (2013 c). Réflexions sur l’innovation sociale ouverte, sur son blog “Travail en Réseau et Coopération Ouverte”, article en ligne, 12 novembre 2O013.
Sanojca, E. (2018 a). Les compétences collaboratives et leur développement en formation d’adultes. Le cas d’une formation hybride. Thèse de doctorat en Sciences de l’éducation. Rennes, Université Rennes 2.
Sanojca E. (2018 b). « L’état d’esprit collaboratif », « faire avec » et « avoir le souci des communs » : trois pivots pour coopérer, article du blog Coopérations, article en ligne, mars 2018.
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